La passion de Dodin Bouffant : le pot aux roses du pot-au-feu

Présenté au dernier Festival de Cannes, où il a obtenu le prix de la mise en scène, La Passion de Dodin Bouffant représentera la France à Los Angeles aux Oscars 2023. Faut-il aller voir le film ? Le journaliste Jean-Claude Ribaut donne son point de vue et relève une absence de poids dans le film : celle du pot-au-feu, acteur central dans la vie de Dodin Bouffant.

Eugénie, cuisinière hors pair, est depuis 20 ans au service du « Napoléon des arts culinaires » (sic), le célèbre gastronome Dodin. Au fil du temps, de la pratique de la gastronomie et d’une admiration réciproque, nait une relation amoureuse. Cette passion se concrétise dans des plats tous plus délicats les uns que les autres qui épatent les amis de Dodin et quelques princes de passage. Eugénie, avide de liberté, n’a jamais voulu se marier avec Dodin. Ce dernier décide alors de cuisiner pour elle…

Ce maigre argumentaire, plus ou moins inspiré de « La Vie et la passion de Dodin Bouffant, gourmet » de Marcel Rouff (1877-1936), écrivain poète, historien, biographe, romancier et essayiste suisse, qui vécut à Paris de 1920 à sa mort, constitue la trame d’un étrange huis-clos, au ressort dramatique incertain. La première demi-heure décrit l’élaboration d’un plat, de la cueillette des légumes dans le jardin d’une opulente demeure, en passant par les différentes étapes de la mise en place – faire suer, revenir, réduire, mijoter, goûter, rectifier -, jusqu’à la dégustation par des convives tous masculins – amis, notables, parasites, on l’ignore ? – habitués de la table de Dodin. Les décors, somptueux, léchés, les ustensiles et les cuivres sont dignes d’un musée des arts culinaires, filmés avec une précision diabolique, dont quelques plans-séquences plus vrais que nature. Le film se poursuit sans mystère, lentement, avec de belles images et des dialogues à l’unisson. On a connu Juliette Binoche, ici souriante et mystérieuse,  dans des rôles bien différents et Benoît Magimel, l’enfant terrible de La vie est un long fleuve tranquille, plus insolent. Ils avaient incarné ensemble autrefois les personnages de George Sand et Alfred de Musset. Ils traduisent toutefois consciencieusement ce qui semble être au coeur du propos du metteur en scène : le plaisir de manger. C’est peut-être ce qui assurera le succès de ce film à l’étranger et confortera l’image d’une France, pays du bien boire et du bien manger, que recherchent les touristes. Cela suffira-t-il, avec la brève apparition à l’écran de Pierre Gagnaire, énumérant le menu à rallonge d’une table princière, pour convaincre le jury des Oscars ? Les paris sont ouverts. 

Alors, faut-il aller voir ce film esthétisant, soigné, rutilant, qui laisse de côté le principal objet de l’ouvrage de Marcel Rouff, le fameux pot-au-feu ? Oui, s’il met en appétit le spectateur, resté sur sa faim et lui donne envie de découvrir – ou relire – le livre du Genevois Marcel Rouff. C’est en effet ce dernier, co-auteur de l’Histoire socialiste de Jaurès, dont le père – Jules Rouff – était l’éditeur, que l’on doit la soudaine apparition du pot-au-feu dans l’univers de la gastronomie. Dans ce chef d’œuvre de la littérature gastronomique qu’est La Vie et la Passion de Dodin-Bouffant (1924), il évoque la recette imaginaire d’un pot au feu en quatre services dont il donne, non pas la recette, mais une série d’indications  qui invitent les chefs à exercer leur imagination : « Le pot-au-feu proprement dit, légèrement frotté de salpêtre et passé au sel, était coupé en tranches et la chair en était si fine que la bouche à l’avance la devinait délicieusement brisante et friable. Les tranches, assez épaisses […] s’appuyaient mollement sur un oreiller fait d’un large rond de saucisson, haché gros, où le porc était escorté de la chair plus fine du veau. Cette délicate charcuterie, cuite dans le même bouillon que le bœuf, était elle-même soutenue par une ample découpade […] de blanc de poularde, bouillie en son jus avec un jarret de veau. Et pour étayer cette triple et magique superposition, on avait glissé audacieusement derrière la chair blanche de la volaille […], le gras et robuste appui d’une confortable couche de foie d’oie frais simplement cuit au chambertin. » 

Le Figaro du 9 septembre 1934 avait vu juste en publiant la hauteur des exigences de Marcel Rouff quant au plaisir de la table : « Le repas parfait exige la réunion de tant de circonstances, la coïncidence de tant de bonnes dispositions d’esprit, aussi bien chez les exécutants que chez les dégustants qu’il comporte une part de hasard et qu’on ne peut espérer le savourer que bien rarement dans une vie.» Chaque génération de cuisinier s’est appliquée à réinterpréter, à sa façon, le pot-au-feu imaginaire de Marcel Rouff  : Raymond Oliver d’abord, puis Jacques Manière, Marc Meneau, Guy Savoy, Yannick Alléno, Jean-François Piège et bien d’autres. Mais demain ?

Qui a inspiré Marcel Rouff ? Dodin est-il un personnage imaginaire ou le portait d’un contemporain ? Pour l’historien Pascal Ory, il n’y a guère de doute, c’est Lucien Tendret, grande figure de la gastronomie à la fin du 19e siècle, injustement méconnu. Ce neveu de Brillat Savarin, avocat et gourmet, est né en 1825 à Belley, l’année même de la mort de son oncle, auteur de « La Physiologie du Goût.» Il a publié en 1892 une suite pratique de cet ouvrage majeur, tout à la fois plaisant à lire et précieux en cuisine, « La Table au pays de Brillat-Savarin », son unique ouvrage, l’oeuvre d’une vie. Pour Dodin Bouffant en effet, ancien juriste raffiné, délicat et érudit, la vie s’organise autour de la cuisine et de la salle à manger, sanctuaires où ne sont admis que des initiés dans ce que Montaigne appelait « la science de gueule.» On peut admettre que Tran Anh Hung ait fait l’impasse sur cette parentèle, mais cela est plus difficilement admissible avec le pot-au-feu, morceau de bravoure de l’ouvrage. Et, dans un sublime paradoxe qui démontre toute l’incongruité de son absence, le titre anglais du film est « The Pot-au-Feu ». CQFD.

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À voirLa passion de Dodin Bouffant, film français de Tran Anh Hung, avec Juliette Binoche, Benoit Magimel, Emmanuel Salinger et Pierre Gagnaire (2h15) | Actuellement en salles

À lireLa vie et la passion de Dodin Bouffant, gourmet, de Marcel Rouff | Ed. Menu Fretin | 18€

Photographie | Curiosa Films Gaumont

LES COURTS BOUILLANTES

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