C’est une histoire de combats. Au pluriel. Contre un corps qui ne répond plus, contre un milieu qui sait détourner les yeux quand la réalité dérange, contre un prétendu déterminisme d’une société qui met de côté ses membres les plus faibles. En 2019, Jérémy Biasiol, cuisinier réputé, qui a eu son heure de gloire en France et en Asie, est victime de plusieurs AVC et autant d’erreurs médicales qui font froid dans le dos lorsqu’il les raconte avec une distance qui impose le respect. Après une longue période de rééducation, le bilan n’est pas terrible mais il se refuse à voir la vérité en face. Sentant qu’il se mure dans le déni, sa psychologue lui résume la situation : « Dans votre cerveau, c’est Hiroshima. »
Un corps dévasté et une vérité crue : la cuisine, c’est mort. Pour celui qui voue une passion sans faille pour ce métier qui lui a tout apporté, cette annonce constitue un tremblement de terre, qui connait en plus quelques répliques douloureuses avec le double écosystème professionnel et familial qui lui tourne le dos. Assis sur son fauteuil roulant, sans savoir si un jour il remarchera, Jérémy ne cache pas qu’à l’époque, quelques idées suicidaires lui traversent l’esprit. Sans travail, donc sans revenus et même sans épargne puisque les frais ont été nombreux, il se retrouve à la rue ou presque. Retour à la case ‘parents’. Arrive l’année 2020 et un début de remise en question. Réfléchir à une reconversion devient urgent. Sauf qu’arrive un événement planétaire qui va tout changer : le Covid et le confinement. « Je me souviendrai toute ma vie de ce jour où le confinement a été annoncé » sourit-il. Jérémy fait coup double : il récupère un appartement appartenant à ses parents suite au départ des locataires, et il retrouve ses chiens placés ailleurs tant qu’il vivait chez ses parents. Un début d’indépendance et le début d’une nouvelle vie.
Alors que le confinement immobilise la France entière, Jérémy renoue avec sa mobilité. Chaque jour, dans les rues désertées, il marche. À peine. Dix mètres au début, puis vingt, puis un petit peu plus chaque matin. Appuyé sur sa canne, il met un pied devant l’autre avec l’énergie d’un rescapé. C’est un reportage télévisé qui va réellement lui redonner espoir. Il y découvre que le handicap n’est pas totalement incompatible avec la cuisine. La porte est étroite, mais elle est ouverte. Reste à savoir comment franchir le pas. Jérémy fait le choix de reprendre une formation, un CAP Pâtisserie. Mais, malheureusement, la porte se referme car personne ne souhaite de lui. Quid des chefs fréquentés dans son ancien monde ? « Il y a eu trois ou quatre chefs qui ont vraiment été là à cette époque. Je pense à David Rathgeber bien sûr, et il y a également Alain Ducasse qui n’a pas été dans l’apitoiement inutile, mais qui m’a simplement dit : ‘Quand tu seras prêt à revenir, je serai là.’ Cela a été le plus beau message reçu. »
Dans ce mélange de soutiens et d’échecs, Jérémy Biasiol navigue un peu en eaux troubles, sans trop savoir comment avancer. Un nouveau rendez-vous, lui aussi mondial, va de nouveau réactiver la hargne de Jérémy : les jeux paralympiques de Paris en 2024. Là, c’est un tabou qui disparait, avec la valorisation de ces athlètes de haut niveau aux corps amputés. « Je me suis dit : mais des handicapés, il y en a partout. Ils vivent comment eux ? » Comment, lui, à son niveau, sans être athlète, peut-il secouer le milieu de la restauration ? Pour Jérémy, la réponse tombe sous le sens : « Il y a deux concours qui font vraiment causer : le Bocuse d’or et le MOF. Va pour le MOF. » Celui-ci a déjà connu au moins une personne handicapée qui a tenté le concours, échouant en finale. Pour Jérémy Biasiol, voilà un nouveau combat à faire, choisi et positif celui-là.
Mais comme tout combat, il y a un parcours à faire, semer d’embûches. Même s’il reçoit un accueil très positif des organisateurs, il sait qu’il doit montrer patte blanche. « J’ai du fournir un maximum de documents pour prouver la nature et l’ampleur de mon handicap. Tout cela est logique car il est hors de question qu’il puisse y avoir le moindre favoritisme en ma faveur » explique-t-il. Avant d’ajouter : « Ce n’est pas comme aux JO : il n’existe pas d’épreuves handicapées pour les MOF. » Aujourd’hui, Jérémy s’entraine dans des conditions difficiles, avec peu de moyens financiers (il a lancé une cagnotte, voir lien ci-dessous) mais avec une vraie énergie. La sienne et celle des nombreux jeunes, et moins jeunes, qui l’accompagnent pendant ses entrainements. « Cette épreuve, je ne la porte pas que pour moi, elle se veut collective. Se reconstruire après un accident, quelqu’en soit la cause, c’est possible. C’est ça que je veux montrer. Et que l’on arrête également de nous considérer comme des petites choses fragiles. »
La cuisine et ses rythmes insensés ont failli le détruire ; désormais, il tente de se rétablir en misant sur elle. « Elle est l’outil de ma reconstruction » estime-t-il. Professionnel et… personnel. « Après mon accident, j’ai voulu refaire un simple fondant au chocolat à mes parents. Il m’a fallu presque cinq heures pour le réaliser là où en temps normal je mettais cinq minutes. Mais je l’ai terminé et nous l’avons mangé ensemble. La cuisine, c’est ma vie » conclut-il.
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Pratique | Lien vers la cagnotte Leetchi de Jeremy Biasiol pour lui permettre de passer le concours du MOF
Photographie | Emmanuelle Levesque


























