L’histoire de la gastronomie, si l’on arrive déjà à définir le terme autour de l’idée de se nourrir avec « art » et de la façon dont elle peut se mettre en oeuvre sur les tableaux culinaires, économiques et politiques, propose une multitude de grilles de lecture. Celles-ci ne sont pas les mêmes en fonction de l’époque ou de l’endroit où l’on se place. Mais il y a pourtant toujours un socle commun de lecture, un point de départ de compréhension qui dépasse les subjectivités, c’est celui d’aller puiser dans l’intention, dans le pourquoi initial d’une action, d’une création, d’une oeuvre.

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En corsetant sa dizaine de convives chaque soir dans une histoire qu’il maitrise totalement, Paul Pairet détricote la narration traditionnelle ; en débordant de l’assiette, il fait couler l’émotion
Il ne faut généralement pas être devin pour identifier cette fameuse intention chez les restaurateurs, laquelle se résume par l’action de « nourrir » avec des doses plus ou moins marquées d’identité et d’art, elles-mêmes dépendantes d’une multitude de variables, dont le talent. Mais, à chaque fois, l’écriture, dans sa substance narrative, ne varie pas : la façon de recevoir, l’immuable ordre des plats, les gimmicks langagiers, etc. De cette mise en scène qui vire parfois au one man show, le mangeur est un animal passif à deux temps : il mange, il dit merci ; il mange, il dit merci, et ainsi de suite en fonction du nombre de « services » rendus par le maitre queux. Par-delà les chefs, par-delà le nombre d’étoiles, l’histoire ne varie guère : elle s’écrit à l’identique au service d’un restaurant sans genre et, à vrai dire, souvent sans réel engagement : une gastronomie neutre qui ne rassure plus. Ici, l’intention est épicène.

L’intention chez Ultraviolet, quelle est-elle ? Autre, assurément. Géniale, sans aucun doute. Avec la fermeture de la table le 29 mars prochain, on aurait presque envie de tout raconter pour mieux justifier le propos présent, expliquer par le menu le long déroulé d’un repas qui démarre ailleurs pour se terminer en apothéose avec un dernier levé de rideau là où tous les autres le tirent. Mais il y a des petits détails et des grandes arcanes qui doivent conserver l’aura du secret. En corsetant sa dizaine de convives chaque soir dans une histoire qu’il maitrise totalement, Paul Pairet détricote la narration traditionnelle ; en débordant de l’assiette, il fait couler l’émotion ; en jouant des codes, il amuse sans rien dénaturer ; en dictant tout ou presque, il souffle la liberté d’être soi. Chez Ultraviolet, le neutre n’existe pas car l’engagement est total. Ici, l’intention est holistique.
Parfois copié, jamais égalé, le restaurant Ultraviolet, si loin de la France à tous les niveaux, mais qui aurait du voir le jour à Paris (lire notre entretien avec Paul Pairet), a marqué son époque. Ne parlons pas de cette table comme d’une « expérience totale », Paul Pairet déteste ce mot et il n’a peut-être pas tort, mais d’un sublime instant de vie où l’on partage le temps d’une soirée qui dure une nuit la passion d’un chef aussi sérieux que taquin, aussi joueur que perfectionniste. Nul ne sait s’il avait cette intention là, mais avec Ultraviolet, Paul Pairet a marqué l’histoire de la gastronomie.
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Photographies | FPR