Michelin : Kafka, Godot et K. Dick

Écosystème vivant, complexe, se transformant au rythme des évolutions sociétales et culinaires, le restaurant ne cesse de changer dans sa forme, ses usages, son périmètre. En 80 mots, Bouillant(e)s dresse un portrait qui se rêve exhaustif du restaurant d’aujourd’hui, avec amusement, réflexion, analyse, culture et impertinence. Place au Michelin, ce guide qui rend les chefs totalement schizophrènes.

Chaque année, depuis très très longtemps, à peu près à la même période calendaire, le monde de la restauration se divise en deux grands blocs. Celui qui s’intéresse à la nouvelle édition du Michelin, et l’autre, qui s’en contrefiche. Bien sûr, dans chaque camp, comme dans un parti politique, il existe de multiples sensibilités qui vont de l’obsession totale jusqu’à la réelle indifférence. Cinquante nuances de rouge, et plus encore. Cela dure depuis presque un siècle : la première étoile, noire à l’époque, est apparue en 1926, les deuxième et troisième apparaissent en 1931 pour la province, en 1933 pour Paris, tout de rouge vêtues. Depuis, joies, peines, mélodrames, voire scandales, rythment la vie des cuisines grâce et à cause des sourdes décisions de celui que l’on nomme Bibendum. Les chefs en sont devenus schizophrènes, le grand public indifférent, les médias sceptiques. 

Démarrons par quelques chiffres simples : la France compte à peu près 170 000 restaurants pour à peine plus de 600 tables étoilées. À chaque édition, il y a, à la louche, une cinquantaine de promotions et autant de rétrogradations. Je vous laisse faire les ratios, ne vous trompez pas pour placer la virgule, et vous comprendrez qu’il est affaire ici d’élites, de haut du panier, de minorités visibles. Ce qui revient à dire, à l’instar de la dichotomie exposée ci-dessus, qu’il y a chez les maîtres queux deux familles : les chefs étoilés et les autres. Ces derniers, prolétaires de la profession, plébéiens de l’assiette, rêvent souvent du transfuge de classe, de pénétrer en seigneur le haut de la pyramide. Encore faut-il… plaire, séduire, convaincre le maître du jeu. Pour cela, les ingrédients sont en partie connus et revendiqués par l’imperator Bibendum – qualité des produits, harmonie des saveurs, maîtrise des techniques… Quant à la recette exacte, celle-ci manque à l’appel. C’est tout le charme du guide de ne pas dévoiler le dessous de ses cartes, de ne pas rendre prévisibles ses sélections. Ces dernières ne sont pas des championnats sportifs dans lesquels se dégagent des leaders et des relégables au fil des journées. Dans le secret d’un cénacle dont on ne sait même pas combien il y a de disciples, que l’on appelle ici inspecteurs, une liste de promus sera définie après un long travail de terrain, des échanges plus ou moins fournis, quelques dissensions et l’application d’une logique d’unanimité. Une unanimité qui conduit à la pleutrerie ; autrement dit à un sévère conservatisme. Au final, il en ressort une sélection toujours imparfaite, contestée et contestable, annoncée lors d’une cérémonie qui se déroule désormais en province depuis 2022. Dans l’amphithéâtre bondé, l’applaudimètre grimpe dans les décibels à l’annonce des nouvelles étoiles ; juste après, à l’heure du cocktail, les échanges montent dans les tours quand il s’agit de critiquer les chefs oubliés, les incohérences, les promotions abusives, etc. De tout cela, une seule conclusion s’impose : dans le camp de ceux qui s’intéressent au guide rouge, les sniffeurs de bib, la schizophrénie constitue l’affection la plus répandue et la plus contagieuse. Ultime symbole du mal, nos aliénés de l’étoile iront bien évidemment ranger le dernier opus du guide papier sur de belles étagères spécialement créées pour héberger toutes les éditions du Michelin. Vénération et crainte, fétichisme et mépris se mélangent étrangement dans une liturgie publique – le court temps de la cérémonie – et privée – l’obsession de l’inspecteur Michelin dans son restaurant. Guide rouge et magie noire ; un prince et une morale vacillante. Du Machiavel pur sucre. 

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Il faudrait au moins un #metooMichelin ou une parole à la Judith Godrèche pour raviver la flamme médiatique. Autant attendre un extraterrestre en maillot de bain sirotant un spritz

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Extérieur à ce cirque machiavélique, le grand public n’a que faire du pourquoi du comment. Quatre-vingt secondes de reportages dans un JT quelconque, un entrefilet dans la presse, un post vu rapidement sur Instagram, voilà en gros à quoi se résume sa perception de la nouvelle sélection du guide Michelin. Et puis, à force de starification, le chef est devenu cet être intouchable, donc inévitablement hors de prix pour le quidam qui s’autorise tout juste à rêver de s’asseoir à quelques mètres des cuisines où officie son icône. Encore faut-il qu’elle soit présente, mais il s’agit là d’un autre débat. Alors, quand les médias mettent en avant la nouvelle table qui gagne trois étoiles, forcément, cela n’appartient pas tellement au domaine du réel, du tangible. Le mangeur du quotidien y voit plutôt du cinéma, nappe blanche sur tapis rouge, un costume trois pièces fort éloigné du coup de torchon. Ah la belle table, rêvons-en, mais nous n’irons pas… L’attachement d’hier s’est mué en détachement contemporain. Pour le grand public, point de Machiavel, mais plutôt un mélange d’absence forcée et de théâtre absurde. Du Beckett bien sûr, entre En attendant Godot et Fin de Partie. 

Reste la presse généraliste qui balance entre marronnier, à l’intérêt décroissant, et sujet de société porteur au regard de la médiatisation des chefs. In fine, elle se contente la plupart du temps de reproduire in extenso les dépêches de l’AFP, ne sachant pas trop par quel bout prendre le sujet. Que dire, que montrer, qu’expliciter d’une décision qui tombe d’un coup d’un seul, sans l’amont ni l’amorce d’une explication de la part du Michelin ? Filmer un couple heureux d’avoir atteint le Graal, porté par ses confrères, n’apporte en soi aucune profondeur au récit journalistique. Il faudrait au moins un #metooMichelin ou une parole à la Judith Godrèche pour raviver la flamme médiatique. Autant attendre un extraterrestre en maillot de bain sirotant un spritz. Ni Machiavel, ni Beckett, mais plutôt… Kafka.

Et le Michelin dans tout ça, il dit quoi ? Rien et beaucoup. Pour des raisons économiques et stratégiques, il a compris qu’il fallait se diversifier. Certes, la classification des restaurants constitue son A.D.N., mais cela ne suffit plus à nourrir le Bibendum. En 2023, il a annoncé le lancement de la Clef, nouveau pictogramme pour valoriser les plus beaux hôtels du monde, et la mise en place d’une forme de conciergerie. Le tout-en-un façon Michelin. Couvrir le monde entier de ses étoiles, ouvrir l’univers hôtelier avec sa grande Clef, voilà l’ambition du Deus ex machina. De la science-fiction habillée par le réel. Façon… Philip K. Dick.

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Secrétariat de rédaction | Sarah Rozenbaum

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