Fabienne Verdureau (Association Mémoire et Santé) : « Repensons la gastronomie pour les malades d’Alzheimer et tous les autres »

Ni vraiment démocratique, ni vraiment #metoo, le restaurant ne semble pas non plus toujours très inclusif. Aucun restaurant ou presque n’a réfléchi aux contraintes liées à la maladie d’Alzheimer et l’impossibilité de manger avec des couverts. Une réalité loin d’être anecdotique puisqu’elle touche quelque 1,3 millions de personnes directement, et trois millions indirectement. Entretien avec Fabienne Verdureau, fondatrice de l’association Mémoire et Santé et à l’initiative d’une série de repas gastronomiques « sans fourchette ».

Bouillantes | Vous avez créé l’association Mémoire et Santé en 2011 et vous y avez développé le projet « Sans Fourchette ». Pourquoi une telle initiative ? 

Fabienne Verdureau | L’association Mémoire et Santé  s’intéresse à la mémoire en y intégrant les notions de qualité de vie et de bien-être. De par mon activité de professionnelle dans le secteur de la santé, j’ai rencontré en 2011 une femme, Brigitte, qui fréquentait avec son mari les belles tables. Le développement de sa maladie l’a rapidement empêchée de pouvoir choisir ses plats seule, de manger avec ses couverts, etc. Pourtant, en dépit des contraintes objectives, elle ne voulait pas changer ses habitudes et renoncer au restaurant. Alors, j’ai décidé de l’aider et de réfléchir à ce qu’il était possible de faire pour concilier repas gastronomique et maladie. Le projet « Sans Fourchette » est né de cette rencontre. 

Comment le projet s’est développé au fil des ans ? 

Au début des années 2010, et suite à la rencontre avec Brigitte, nous avons organisé un premier repas sans couverts pour une quarantaine de couverts. Il y avait des personnes malades, des professionnels de la santé, un directeur d’hôpital, des étudiants… Brigitte a pu manger seule, sans l’aide de personne. Il y avait de l’émotion chez chacun de nous. Nous nous sommes dits : on ne peut pas s’arrêter là. Nous avons démarré dans un lycée hôtelier à Marseille pour former des étudiants à construire un plat gastronomique qui ne tienne que dans une bouchée, qui puisse être préhensible par le pouce et l’index. D’emblée, nous avons compris la complexité du projet. Mais il a obtenu de nombreuses reconnaissances et des prix dans différents concours. De fil en aiguille, il s’est développé un petit peu partout en France. 

Où en êtes-vous aujourd’hui ? 

Nous travaillons avec un chef, Stéphane Pernin, professeur au lycée hôtelier de La Ciotat (Bouches-du-Rhône). Il forme les étudiants à la construction de bouchées gastronomiques. Il ne donne pas de recettes toutes faites ; à chaque classe de créer ses propres recettes. Nous parlons également au personnel de salle pour expliciter notre concept. Aujourd’hui, nous intervenons dans une quarantaine d’écoles à travers la France. Récemment, des élèves du lycée de Dinard (Ille-et-Vilaine) travaillaient par exemple sur une bouchée autour du fameux poulet dominical. Nous sommes souvent impressionnés par la créativité des étudiants. 

Existe-t-il des limites à la créativité culinaire au regard des contraintes de la bouchée ? 

Pas vraiment. Il faut juste bien réfléchir à sa construction, à sa taille, à sa chaleur, à sa tenue dans le temps et à sa mastication. C’est un concentré de contraintes, mais il n’y a pas d’impossibilités clairement identifiées. Je précise que le « sans fourchette » n’a rien à voir avec le simple fait de découper une part de pizza en petits morceaux ; c’est totalement autre chose, à tous les niveaux. Le « sans fourchette » constitue une approche nouvelle de la gastronomie, il y a de vrais enjeux derrière. 

De quels enjeux parlez-vous ? 

La France compte quelque 1,3 million de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ; en 2030, ce chiffre devrait atteindre 1,75 million. Il y a deux millions d’aidants et près d’une famille sur deux est touchée par cette maladie. Nous parlons de la deuxième maladie la plus courante en France, après le cancer. Concrètement, il s’agit-là d’un réel marché pour la gastronomie française que la restauration ne devrait pas ignorer. 

Repas « Sans Fourchette »

L’association organise une série de repas, au Palais du Pharo (Marseille, le 7 octobre), au CFA Médéric (Paris, le 18 novembre), à l’EPMT (Paris, le 5 mars 2025), au lycée hôtelier Renée Auffray (Clichy-la-Garenne, le 8 avril 2025). D’autres repas devraient avoir lieu à l’école Ferrandi (Paris) et au lycée hôtelier du Touquet.

Vous organisez prochainement un repas à Marseille et d’autres à Paris. Quels sont vos objectifs à venir ? 

Ces repas nous font de gagner en visibilité. Ils doivent nous permettre d’aller plus loin dans nos actions, de toucher plus de personnes à travers le pays, de créer de la solidarité. Cette population doit gagner en inclusion et ne pas être oubliée par les restaurateurs. Demain, peut-être, nous créerons un label « Sans Fourchette » pour les lycées hôteliers, voire des restaurants partenaires. Reste pour nous à trouver des financements – à travers le mécénat – pour pérenniser nos actions. C’est l’un de nos défis, parmi beaucoup d’autres. 

_____

PratiqueLien vers le site Internet de l’association Mémoire et Santé

Photographie | Shoeib Abolhassani

LES DERNIERS ARTICLES

La mauresque : un cocktail à la conquête du monde

Pastis, sirop d’orgeat, eau fraîche, voilà la composition aussi simple que percutante de la mauresque. Comment une boisson traditionnelle de bistrot, inventée selon la légende par les soldats dans les années 1830 en Algérie, est devenue une source d’inspiration pour des établissements branchés qui la retravaillent au gré de leur inspiration ? Explications.

Madame Cacao : l’échec aussi cuisant que silencieux de Christelle Brua

À peine deux ans d’existence, le soutien actif de Brigitte Macron, une communication tapageuse signée Melchior et un échec totalement placé sous silence médiatique : la marque Madame Cacao signée Christelle Brua a déjà mis la clé sous la porte. Après le ramdam de l’ouverture, voilà une liquidation dont la presse ne parle pas : voilà qui en dit long sur les rapports de pouvoir nauséabonds dans le petit monde de la bouffe.

Michelin : départs au sommet et ménage en cours

Que se passe-t-il vraiment à la direction du guide Michelin ? Selon nos informations, plusieurs départs (ou évictions) sont en cours et de nouvelles têtes arrivent pour faire le ménage à tous les étages. L’été s’annonce brûlant dans les bureaux parisiens du guide.

Thierry Marx et l’agroalimentaire : une relation naïve et fautive au pays de la gastronomie ?

Le très médiatique chef Thierry Marx vend depuis de longues années son image pour vanter des produits industriels de qualités diverses, de Lidl à Picard, en passant par les boulettes pour chiens et chats. Entre le cuisinier étoilé et président du principal syndicat de la restauration d’un côté, et sa posture d’homme-sandwich de l’autre, l’homme interpelle et interroge. Là où certains décèlent de la naïveté du petit gars de Ménilmontant, d’autres y voient les stigmates d’un homme d’affaires avide et sans scrupules.

François Perret quitte le Ritz Paris

Après dix années de bons et loyaux services, et deux boutiques ouvertes à Paris, le pâtissier François Perret quitte le palace parisien de la Place Vendôme.

50 Best Restaurants : pas anti-Français, plutôt pro-fric

Depuis sa création en 2002, le classement anglais World’s 50 Best Restaurants a la réputation d’être anti-Français. Une explication un peu trop facile et surtout fondamentalement fausse. La réalité se révèle beaucoup plus simple : le 50 Best n’est qu’un jeu où il faut mettre beaucoup d’argent pour attirer le votant. La France, elle, n’a pas envie de jouer sur ce terrain-là.

L’addition en trois fois sans frais : carte vitale ou mort à crédit ? 

En proposant de payer son repas en trois fois sans frais, à l’image d’un classique crédit à la consommation pour s’offrir une voiture ou un canapé, le chef Alain Llorca, à la tête du restaurant étoilé éponyme, bouscule totalement les us et coutumes du secteur. Piste salutaire pour contrecarrer une baisse du chiffre d’affaires ou voie de garage qui ressemble à une mort à crédit ?

Alain Llorca (Restaurant Alain Llorca, 06) : « Je maintiens la qualité mais j’augmente l’accessibilité grâce au paiement en plusieurs fois »

En proposant un règlement en trois fois sans frais du repas consommé dans son restaurant de Saint-Paul-de-Vence (06), le chef Alain Llorca bouscule le principe du règlement immédiat. Est-ce un choix bien raisonnable, n’existe-t-il pas un danger pour les clients de repartir avec un crédit sur le dos ; n’est-ce pas délicat en termes d’image pour le restaurant ? Alain Llorca répond à toutes ces questions bouillantes.

Sondage : 87% des votants contre l’idée du repas à crédit

En période de vaches maigres, il faut parfois imaginer des solutions nouvelles pour essayer de sortir la tête de l’eau. Un chef étoilé français va proposer à ses clients de payer leur repas en trois fois sans frais pour remplir sa table. Le repas à crédit ? Une mauvaise idée selon notre sondage.

Le 50 Best récompense Mostafa Seif, chef pro-Hamas qui ne reconnait pas l’existence d’Israël

Dans sa batterie de récompenses annuelles, le 50 Best Restaurants a récemment honoré Mostafa Seif, chef d’un restaurant situé en Egypte, du prix One to Watch. Or celui-ci a posté sur Instagram un message niant l’existence de l’Etat d’Israël quelques jours seulement après les attaques du 7 octobre 2023. Contactée par Bouillantes, l’attachée de presse du 50 Best Restaurants ne voit pas où est le problème.

Florent Ladeyn : « Ma nature n’est pas d’être spectateur de la bêtise sans tenter d’expliquer à un fou qu’il est fou »

Suite à l’annonce de la fermeture de Bisteack, restaurant situé à Béthune (62), le chef Florent Ladeyn a subi une vague d’attaques personnelles et professionnelles. L’homme, qui n’est pas du genre à « rester assis et tendre la joue gauche, s’est fendu d’un long message sur son compte Facebook. Un texte aussi clair que vigoureux, particulièrement salutaire en ces temps où chacun se rêve en justicier blanc derrière leur écran noir. Bouillantes a décidé, avec l’accord de son auteur, de publier l’intégralité du texte.

“Oui chef·fe !” : l’intégration par imitation

Le fameux « Oui chef.fe » a encore cours dans la plupart des cuisines des restaurants français. Une expression qui en dit long sur le métier, sur ses codes et qui dépasse de loin les seuls savoir-faire. Doit-elle désormais tourner court ?

Tanguy Laviale (Ressources, Bordeaux) : « Ce n’est pas l’ordre qui crée la performance, c’est l’adhésion »

Dans un milieu encore largement marqué par la hiérarchie militaire, les violences symboliques et la compétition effrénée, Tanguy Laviale fait figure d’exception. À la tête du restaurant bordelais Ressources, il a choisi une autre voie : celle de l’horizontalité, du respect, et du management « durable ». Entretien sans détour avec un chef qui refuse d’en être un.

Quand le restaurant se rêve en nouveau théâtre national populaire

L’avenir de la gastronomie française passe-t-il par sa démocratisation ? À l’image du théâtre populaire ou de la culture pour tous prônés par Jean Vilar et André Malraux au siècle dernier, le restaurant gastronomique se rêve lui aussi accessible à tous… pour survivre.