De l’art subtil de réussir la transmission familiale de son restaurant

La transmission : un joli mot, un poil technique, un peu magique, pour signifier un passage de témoin entre deux personnes au sein d’une même structure. L’une s’en va, l’autre reste. L’histoire de la gastronomie française fourmille de ces transitions familiales, parfois réussies, souvent bancales. Mais qu’est-ce qu’une bonne transmission, quels sont ses ingrédients, ses ressorts intimes ?

De Michel à Sébastien, d’Olivier à Hugo, de Michel à César, de Régis à Jacques, de Roland à Alexandre, de Gilles à Enzo et Axel, et tant d’autres encore, passés et à venir. De père en fils – mères et filles se font ici bien rares -, la transmission constitue un exercice délicat, sensible, incertain. Si la cuisine est un art éphémère à réaction immédiate, celui de la passation familiale s’inscrit dans le continuum du temps, puise sa force dans les racines filiales, s’épuise parfois dans l’impossible rupture du cordon. La qualité d’un repas se juge au moment du café, la réussite d’une transmission ne repose sur aucune temporalité déterminée. Derrière le tangible d’une annonce officielle du changement de chef, demeure tout l’intangible, tout l’indicible, tout cet infiniment petit qui peut faire basculer l’histoire d’une maison, pas toujours du bon côté malheureusement. La puissance nostalgique du « c’était mieux avant », tellement dans l’air du temps, ne rend que plus complexe encore l’idée d’une transmission aboutie. À l’heure de l’obsolescence programmée des idées comme des biens, celle-ci relève presque d’une gageure du siècle passé. Il n’y a pas une transmission qui ressemble à une autre. Ici, la standardisation n’a pas son mot à dire. Voilà toute la beauté de l’exercice. 

Bras, Roellinger, Troisgros, Marcon, Gauthier, Goujon. De grands noms assurément. Et des « fils de » qui désirent s’exprimer, entre continuité familiale – le respect du nom – et rupture personnelle – l’affirmation du prénom. Exister sans tuer, perpétuer sans recopier, s’affirmer sans renier, prouver sans trahir : l’étroitesse du chemin identitaire donne le vertige. Surtout si la marche se fait à deux. Car la notion même de transmission emporte avec elle celle de la temporalité. Quand commence-t-elle et, surtout, quand se termine-t-elle ? Qui décrète l’émancipation, le père ou le fils, ou les deux ? Rien de pire que d’avancer de front sur une sente exigüe. On se regarde, on se jauge, on se pousse, jusqu’à en oublier la bonne direction. L’histoire a prouvé qu’il n’existait aucune bonne solution gravée dans le marbre. Ici, c’est du ad hoc pour tout le monde. Un père parti trop tôt et la cuisine sera jugée trop verte, trop peu aboutie ; un père parti trop tard et la cuisine sera jugée jaunie par le temps, loin du « goût du jour ». Et que dire de ces moments d’extrêmes tensions, celui de la dégustation, où le fils fait goûter au père sa nouvelle carte, ses nouvelles créations. Il suffit d’un trop long silence, d’un regard lourd, d’une infime réaction négative pour chambouler l’équilibre mis en place par les uns et les autres, pour annihiler le travail de légitimation engagé auprès de la brigade qui, souvent, regarde le fils comme un usurpateur. Le père aura le bourdon, le fils repartira au charbon. La transmission se pare parfois des traits douloureux de Sisyphe : prendre son courage à deux mains et sans cesse recommencer. 

Nulle vérité donc, nul vade-mecum à disposition pour ne pas rater la dernière marche du sortant, la première de l’entrant. Tous les livres de recettes possibles et inimaginables ont été écrits, sauf celui du juste passage de témoin. Et ce témoin au final, que contient-il ? Voilà peut-être le vrai coeur de la question de la transmission. Transmettre, mais quoi ? Recevoir, mais comment ? Par-delà les biens matériels – que les pères ont tendance à embellir, telle une future mariée pour qu’elle soit la plus belle possible le jour J -, quid de l’immatériel, quid des valeurs culturelles ? « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » écrit le poète René Char (1907-1988). Une façon de dire qu’il est bien difficile de nommer et de saisir toute cette substance complexe qui passe d’un corps à un autre, deux corps qui se sont parfois longtemps ignorés par manque de temps du père, par rejet du fils qui a mis du temps à comprendre et accepter l’absence de son paternel de chef. Une transmission réussie, c’est peut-être celle qui contribue à remplir les trous, à combler les manques, à donner ce qui ne l’a jamais été pendant tant d’années. Voilà le sel piquant de la transmission : pour un même résultat souhaité, les aliments ne sont jamais les mêmes car les histoires familiales ne se ressemblent pas. À une exception près : une juste transmission ne se réduit pas à gérer une absence mais, inversement, à penser une nouvelle présence. 


Sur le même sujetGilles Goujon : « Je nous donne entre deux et cinq ans pour que la transmission se fasse avec Enzo et Axel »

Photographie | Claudio Scharz

LES DERNIERS ARTICLES

Michelin : départs au sommet et ménage en cours

Que se passe-t-il vraiment à la direction du guide Michelin ? Selon nos informations, plusieurs départs (ou évictions) sont en cours et de nouvelles têtes arrivent pour faire le ménage à tous les étages. L’été s’annonce brûlant dans les bureaux parisiens du guide.

Madame Cacao : l’échec aussi cuisant que silencieux de Christelle Brua

À peine deux ans d’existence, le soutien actif de Brigitte Macron, une communication tapageuse signée Melchior et un échec totalement placé sous silence médiatique : la marque Madame Cacao signée Christelle Brua a déjà mis la clé sous la porte. Après le ramdam de l’ouverture, voilà une liquidation dont la presse ne parle pas : voilà qui en dit long sur les rapports de pouvoir nauséabonds dans le petit monde de la bouffe.

Thierry Marx et l’agroalimentaire : une relation naïve et fautive au pays de la gastronomie ?

Le très médiatique chef Thierry Marx vend depuis de longues années son image pour vanter des produits industriels de qualités diverses, de Lidl à Picard, en passant par les boulettes pour chiens et chats. Entre le cuisinier étoilé et président du principal syndicat de la restauration d’un côté, et sa posture d’homme-sandwich de l’autre, l’homme interpelle et interroge. Là où certains décèlent de la naïveté du petit gars de Ménilmontant, d’autres y voient les stigmates d’un homme d’affaires avide et sans scrupules.

François Perret quitte le Ritz Paris

Après dix années de bons et loyaux services, et deux boutiques ouvertes à Paris, le pâtissier François Perret quitte le palace parisien de la Place Vendôme.

50 Best Restaurants : pas anti-Français, plutôt pro-fric

Depuis sa création en 2002, le classement anglais World’s 50 Best Restaurants a la réputation d’être anti-Français. Une explication un peu trop facile et surtout fondamentalement fausse. La réalité se révèle beaucoup plus simple : le 50 Best n’est qu’un jeu où il faut mettre beaucoup d’argent pour attirer le votant. La France, elle, n’a pas envie de jouer sur ce terrain-là.

L’addition en trois fois sans frais : carte vitale ou mort à crédit ? 

En proposant de payer son repas en trois fois sans frais, à l’image d’un classique crédit à la consommation pour s’offrir une voiture ou un canapé, le chef Alain Llorca, à la tête du restaurant étoilé éponyme, bouscule totalement les us et coutumes du secteur. Piste salutaire pour contrecarrer une baisse du chiffre d’affaires ou voie de garage qui ressemble à une mort à crédit ?

Alain Llorca (Restaurant Alain Llorca, 06) : « Je maintiens la qualité mais j’augmente l’accessibilité grâce au paiement en plusieurs fois »

En proposant un règlement en trois fois sans frais du repas consommé dans son restaurant de Saint-Paul-de-Vence (06), le chef Alain Llorca bouscule le principe du règlement immédiat. Est-ce un choix bien raisonnable, n’existe-t-il pas un danger pour les clients de repartir avec un crédit sur le dos ; n’est-ce pas délicat en termes d’image pour le restaurant ? Alain Llorca répond à toutes ces questions bouillantes.

Sondage : 87% des votants contre l’idée du repas à crédit

En période de vaches maigres, il faut parfois imaginer des solutions nouvelles pour essayer de sortir la tête de l’eau. Un chef étoilé français va proposer à ses clients de payer leur repas en trois fois sans frais pour remplir sa table. Le repas à crédit ? Une mauvaise idée selon notre sondage.

Le 50 Best récompense Mostafa Seif, chef pro-Hamas qui ne reconnait pas l’existence d’Israël

Dans sa batterie de récompenses annuelles, le 50 Best Restaurants a récemment honoré Mostafa Seif, chef d’un restaurant situé en Egypte, du prix One to Watch. Or celui-ci a posté sur Instagram un message niant l’existence de l’Etat d’Israël quelques jours seulement après les attaques du 7 octobre 2023. Contactée par Bouillantes, l’attachée de presse du 50 Best Restaurants ne voit pas où est le problème.

Florent Ladeyn : « Ma nature n’est pas d’être spectateur de la bêtise sans tenter d’expliquer à un fou qu’il est fou »

Suite à l’annonce de la fermeture de Bisteack, restaurant situé à Béthune (62), le chef Florent Ladeyn a subi une vague d’attaques personnelles et professionnelles. L’homme, qui n’est pas du genre à « rester assis et tendre la joue gauche, s’est fendu d’un long message sur son compte Facebook. Un texte aussi clair que vigoureux, particulièrement salutaire en ces temps où chacun se rêve en justicier blanc derrière leur écran noir. Bouillantes a décidé, avec l’accord de son auteur, de publier l’intégralité du texte.

“Oui chef·fe !” : l’intégration par imitation

Le fameux « Oui chef.fe » a encore cours dans la plupart des cuisines des restaurants français. Une expression qui en dit long sur le métier, sur ses codes et qui dépasse de loin les seuls savoir-faire. Doit-elle désormais tourner court ?

Tanguy Laviale (Ressources, Bordeaux) : « Ce n’est pas l’ordre qui crée la performance, c’est l’adhésion »

Dans un milieu encore largement marqué par la hiérarchie militaire, les violences symboliques et la compétition effrénée, Tanguy Laviale fait figure d’exception. À la tête du restaurant bordelais Ressources, il a choisi une autre voie : celle de l’horizontalité, du respect, et du management « durable ». Entretien sans détour avec un chef qui refuse d’en être un.

Quand le restaurant se rêve en nouveau théâtre national populaire

L’avenir de la gastronomie française passe-t-il par sa démocratisation ? À l’image du théâtre populaire ou de la culture pour tous prônés par Jean Vilar et André Malraux au siècle dernier, le restaurant gastronomique se rêve lui aussi accessible à tous… pour survivre.