Bouillantes | Vous avez créé l’association Mémoire et Santé en 2011 et vous y avez développé le projet « Sans Fourchette ». Pourquoi une telle initiative ?
Fabienne Verdureau | L’association Mémoire et Santé s’intéresse à la mémoire en y intégrant les notions de qualité de vie et de bien-être. De par mon activité de professionnelle dans le secteur de la santé, j’ai rencontré en 2011 une femme, Brigitte, qui fréquentait avec son mari les belles tables. Le développement de sa maladie l’a rapidement empêchée de pouvoir choisir ses plats seule, de manger avec ses couverts, etc. Pourtant, en dépit des contraintes objectives, elle ne voulait pas changer ses habitudes et renoncer au restaurant. Alors, j’ai décidé de l’aider et de réfléchir à ce qu’il était possible de faire pour concilier repas gastronomique et maladie. Le projet « Sans Fourchette » est né de cette rencontre.
Comment le projet s’est développé au fil des ans ?
Au début des années 2010, et suite à la rencontre avec Brigitte, nous avons organisé un premier repas sans couverts pour une quarantaine de couverts. Il y avait des personnes malades, des professionnels de la santé, un directeur d’hôpital, des étudiants… Brigitte a pu manger seule, sans l’aide de personne. Il y avait de l’émotion chez chacun de nous. Nous nous sommes dits : on ne peut pas s’arrêter là. Nous avons démarré dans un lycée hôtelier à Marseille pour former des étudiants à construire un plat gastronomique qui ne tienne que dans une bouchée, qui puisse être préhensible par le pouce et l’index. D’emblée, nous avons compris la complexité du projet. Mais il a obtenu de nombreuses reconnaissances et des prix dans différents concours. De fil en aiguille, il s’est développé un petit peu partout en France.
Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Nous travaillons avec un chef, Stéphane Pernin, professeur au lycée hôtelier de La Ciotat (Bouches-du-Rhône). Il forme les étudiants à la construction de bouchées gastronomiques. Il ne donne pas de recettes toutes faites ; à chaque classe de créer ses propres recettes. Nous parlons également au personnel de salle pour expliciter notre concept. Aujourd’hui, nous intervenons dans une quarantaine d’écoles à travers la France. Récemment, des élèves du lycée de Dinard (Ille-et-Vilaine) travaillaient par exemple sur une bouchée autour du fameux poulet dominical. Nous sommes souvent impressionnés par la créativité des étudiants.
Existe-t-il des limites à la créativité culinaire au regard des contraintes de la bouchée ?
Pas vraiment. Il faut juste bien réfléchir à sa construction, à sa taille, à sa chaleur, à sa tenue dans le temps et à sa mastication. C’est un concentré de contraintes, mais il n’y a pas d’impossibilités clairement identifiées. Je précise que le « sans fourchette » n’a rien à voir avec le simple fait de découper une part de pizza en petits morceaux ; c’est totalement autre chose, à tous les niveaux. Le « sans fourchette » constitue une approche nouvelle de la gastronomie, il y a de vrais enjeux derrière.
De quels enjeux parlez-vous ?
La France compte quelque 1,3 million de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ; en 2030, ce chiffre devrait atteindre 1,75 million. Il y a deux millions d’aidants et près d’une famille sur deux est touchée par cette maladie. Nous parlons de la deuxième maladie la plus courante en France, après le cancer. Concrètement, il s’agit-là d’un réel marché pour la gastronomie française que la restauration ne devrait pas ignorer.
Repas « Sans Fourchette »
L’association organise une série de repas, au Palais du Pharo (Marseille, le 7 octobre), au CFA Médéric (Paris, le 18 novembre), à l’EPMT (Paris, le 5 mars 2025), au lycée hôtelier Renée Auffray (Clichy-la-Garenne, le 8 avril 2025). D’autres repas devraient avoir lieu à l’école Ferrandi (Paris) et au lycée hôtelier du Touquet.
Vous organisez prochainement un repas à Marseille et d’autres à Paris. Quels sont vos objectifs à venir ?
Ces repas nous font de gagner en visibilité. Ils doivent nous permettre d’aller plus loin dans nos actions, de toucher plus de personnes à travers le pays, de créer de la solidarité. Cette population doit gagner en inclusion et ne pas être oubliée par les restaurateurs. Demain, peut-être, nous créerons un label « Sans Fourchette » pour les lycées hôteliers, voire des restaurants partenaires. Reste pour nous à trouver des financements – à travers le mécénat – pour pérenniser nos actions. C’est l’un de nos défis, parmi beaucoup d’autres.
_____
Pratique | Lien vers le site Internet de l’association Mémoire et Santé
Photographie | Shoeib Abolhassani