À chaque fois qu’un chef décède, je me dis que je suis vraiment con de ne pas avoir fait, avant qu’il ne passe de vie à trépas, un joli selfie avec lui. Car, d’un seul coup, par-delà l’annonce du décès elle-même, je me sens démuni, dépourvu, désarmé ; dans l’incapacité de me mettre au niveau de mes « amis » sur les réseaux sociaux qui se fendent, dès l’annonce de la mort d’untel ou d’untel, d’un magnifique selfie avec le disparu à peine refroidi. La mort récente du chef Michel Guérard ne déroge pas à cette terrible règle.
En plongée, en contre-plongée, à contre-jour, le bras tendu et le visage crispé, parfois aviné (la photo se fait souvent à la fin d’un repas, ce moment où l’on est rarement… photogénique), qu’importe, le sésame est là, la preuve que lui et moi (ou « elle » et moi bien sûr, mais le grand chef se conjugue très majoritairement au masculin), c’est du sérieux. On se connait quoi. La photographie en est la preuve « vivante » car, c’est bien connu, le pixel ne ment pas. Regarde donc, nous étions proches, collés même face à l’objectif de mon iPhone, j’ai « rafalé » pour en avoir une bien bonne, il m’a remercié d’être venu dans son établissement, c’est bien la preuve qu’on s’apprécie, qu’on se reconnait entre grands de ce monde. Nous étions amis, sans aucun doute. Et je dois le crier à la face de mon monde.
Alors, à la mort du grand homme, il faut faire bonne figure, il faut communier. Communier, c’est partager, c’est faire corps avec le mort (le selfie !) mais aussi et surtout avec cette insondable communauté bien vivante qui ressent cet irrépressible besoin de dire : moi aussi, je le connaissais ; moi aussi je suis triste. Et j’ai besoin de vous le dire. De vous le montrer. Le selfie devient alors l’outil parfait qui change de statut par la grâce du décès : d’intime (moi et lui) il devient extime (moi et vous, avec lui). Il faut noter que la plupart des selfies avec les chefs restent dans le téléphone, en privé, et sont publiés au moment opportun, quand il aura le plus d’impact communicationnel, donc émotionnel. Quoi de mieux que la mort pour aller chercher un peu de compassion transactionnelle ?
À l’ère des réseaux sociaux (et de la télévision d’ailleurs), sans image la mort n’est rien. Ou si peu. Sans selfie, pas d’empathie. Avant la mise en bière, la mise en scène collective tourne à l’overdose : les fils de nos réseaux débordent de ces sourires souvent forcés des chefs pour faire bonne figure, sans se douter qu’ils prendront « vie » à leur mort. Face à cet usage immodéré du selfie transformé en art ante-mortem pour exposition post-mortem, je me dis finalement que je préfère être démuni, dépourvu, désarmé ; mon émotion n’en est que plus profonde, nullement profanée par ce besoin de le crier à la face du monde virtuel, en attente d’un maximum de likes morts-vivants.